L'école buissonnière

Publié le par Roland Bréjon

Chacun s'en retourna satisfait et ému : ce fut une très belle cérémonie. Rien n'y avait manqué, ni les costumes, les fleurs et la musique d'orgue, ni les éloges et les larmes d'attendrissement.
Il était une fois un petit garçon nommé Johnnikov, on ne savait pourquoi. Les parents de Johnnikov adoraient Johnnikov, et étaient fiers de leur petit garçon.
— Johnnikov ! Mais enfin, que fais-tu ? Tu vas être en retard ! ... Tu pourrais au moins répondre quand on t'adresse la parole, non ?... Ah ! Te voilà enfin ! Et ta veste qui est mal boutonnée ? Tu as pourtant mis le temps, et malgré ça tu trouves le moyen d'être habillé comme une cloche ! ... Es-tu muet ce matin? ... Tiens, tu m'énerves.
Et la brave maman, qui adore son petit Johnnikov, de délivrer sa première paire de gifles de la journée. Johnnikov, habitué, ne bronche pas et sort. La route jusqu'à l'école est longue.
Dans la grand-rue, son lacet s'étant délacé, Johnnikov se baisse pour relacer le lacet de sa chaussure. En laçant son lacet de chaussure, il aperçoit une pièce de un dolpeck. Son lacet relacé, Johnnikov étend la main pour ramasser le dolpeck. Se relevant, Johnnikov enfouit machinalement le dolpeck dans la poche droite de son pantalon, et n'y pense plus car son attention est alors attirée par la vitrine d'une agence de voyage qui exhibe de nombreux paysages ensoleillés. Le petit Johnnikov se prend à rêver.
Tout à coup, la rêverie du petit Johnnikov est violemment interrompue par une magistrale gifle en pleine figure. Le petit nez de Johnnikov se met à pleurer rouge et ses lèvres bourgeonnent.
“Rends-moi immédiatement ce dolpeck sale petit voleur! Je t’ai vu ! Ah ! On n’échappe pas ainsi à la justice ! Petit truand ! Je le dirai à ton papa et à ta maman ! Vaurien !”
Sur ces mots, le vieillard administre à Johnnikov une seconde gifle non moins magistrale que la première, et qui a pour effet d’envoyer Johnnikov buter contre une jeune dame qui passait sur le trottoir. Johnnikov gît maintenant à terre.
Le vieillard prend à témoin un ecclésiastique. L’homme en sombre s'approche de Johnnikov et le gratifie d’une magistrale paire de gifles sur la tête.
“Tu n'as pas honte, petit garnement ... de bousculer ainsi les jeunes dames. Petit mal élevé! Et ne regarde pas les jambes de la dame de cette façon ! Petit vicieux ! Cochon ! Qu'apprends-tu donc au catéchisme ? Ce n'est pas ainsi que tu gagneras ton Paradis, petit démon ! Damné !” vocifère l'homme de Dieu qui, en guise d'absolution, administre à Johnnikov une seconde paire de gifles non moins magistrale.
Johnnikov se retrouve le nez baignant dans une flaque de sang sur la route. Un petit attroupement de personnes indignées commence à se former. Invectives et injures fusent par-dessus la tête du vilain petit Johnnikov qui se relève péniblement.
Soudain, un coup de frein brutal strie l'air de la petite ville paisible et ordonnée, suivi d'un coup de klaxon rageur. Une voiture, au sortir d'une intersection, vient de s'arrêter juste aux pieds de Johnnikov. Un gardien de la paix, fort heureusement, arrive à ce moment-là. En guise de salutation, le gardien de la paix admoneste deux magistrales paires de gifles au petit Johnnikov, et se joignant au chauffeur, à la jeune dame, au vieillard, aux passants attroupés et à l'ecclésiastique, tance vertement Johnnikov : “Alors, petit gredin ! On encombre la voie publique ! On perturbe la circulation ! On gêne les gens, exprès pour les ennuyer! Sale petit voyou ! Tu sais où elles finissent, les mauvaises têtes dans ton genre ? A l'ombre !... D'ailleurs, à propos de prison, il est neuf heures et quart ; tu devrais être à l'école, futur blouson noir !” En guise d'exhortation, le gardien de la paix délivre à Johnnikov quatre magistrales paires de gifles.
Johnnikov, poursuivi par la meute, parvient tant bien que mal à l'école. Johnnikov doit s'appuyer quelques instants au mur avant que ses jambes n'acceptent d'entrer dans la classe, non sans qu'il ait au préalable frappé à la porte.
Le maître, qui par un heureux hasard se trouve près de la porte, voit arriver la brebis galeuse, chope Johnnikov aux oreilles, le roue de coups avant que le délinquant n'ait pu s'excuser et tenter d’expliquer son retard.
“Petit cancre ! On fait l'école buissonnière, maintenant ! Ah ! on ne veut pas s'instruire, apprendre, pour devenir un homme ! Chenapan ! Et regardez-moi dans quel état il est ! Car en plus, on s'est battu dans la rue ! Tiens, tiens, tiens! Attrape-ça !...”   
* * *
La sépulture fut une très belle cérémonie, très réussie. De nombreuses couronnes de fleurs blanches fleurirent sur le marbre, regrettant éternellement la douloureuse perte de ce cher petit Johnnikov adoré, qui aimait tant dormir et rêver.
(Nantes, 1970)

Publié dans NOUVELLE

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